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Portes et Miroirs, tome II
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11 janvier 2015

Les lendemains

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Ce matin je déjeune de pain libanais, de fromage grec, d'une orange espagnole et d'un oeuf français (de mon village). Tiraillée entre contradictions, j'ai envie d'être recluse - ne pas entendre ou voir ce qui m'offense - et d'être ouverte à tous les courants qui me traverseront - réagir. Alors je choisis la via media, je lis, j'écris : recluse, ouverte.

Hier, j'étais à Marseille pour satisfaire mon besoin de partager ma peine. J'étais libre à ce moment, et je m'en foutais de prêter l'oreille aux clivages et aux injonctions diverses qui m'auraient portée à participer à la marche de dimanche. Pourquoi ne pas participer aux deux, d'ailleurs ?

Ces personnes assassinées  sont autant de jalons de ma formation intellectuelle, ils font partie de qui je suis ; évidemment, j'ai mes préférences : je me sens plus en phase avec Bernard Maris que Wolinski, mais ce n'est pas ça qui importe. Bernard Maris me fait réfléchir, Wolinski me fait rire. Au-delà, je ne veux rien savoir. Leurs idées me suffisent.

Pendant trois jours, je me suis arrimée à la radio, internet, la télévision comme à des bouées. Ce que j'y cherchais, c'était d'une part des faits, et d'autre part des retrouvailles avec les autres êtres humains en deuil. Oui, ça m'a fait du bien d'entendre John Kerry s'exprimer en un français parfait pour dire le soutien des Américains ; oui ça me fait plaisir que Barack Obama écrive Vive la France au bas du registre de condoléances à l'ambassade. Oui, ça me fait du bien de voir les unes des journaux à travers le monde qui en majorité expriment deuil et colère. Oui, je grince des dents quand je vois les réactions de la Russie et de la Chine qui affirment entre les lignes que si les responsables politiques avaient mieux encadré la liberté d'expression, nous n'en serions pas là. Ah, ça, bien sûr. Nous n'en serions pas là, mais nous serions dans un ailleurs à la Orwell ou la Huxley. De toute façon, les idées, comme l'eau, trouvent toutes les fissures pour s'infiltrer et couler quand même.

Liberté d'expression. Quelle équation complexe à inconnues multiples. Est-ce qu'on peut tout dire, tout exprimer, tout dessiner ? Est-ce qu'on peut s'exprimer de toutes les façons possibles ? Faire une caricature, écrire des livres d'économie, écrire des romans de science fiction ou d'anticipation, de fiction tout court, faire la grève, s'immoler, arroser à la kalashnikov d'autres êtres vivants, torturer, emprisonner, crier du haut d'une tribune, voter, pianoter derrière un clavier d'ordinateur ? Bien sûr que non.

Non. Tout ce qui incite à la haine et au meurtre est un crime qui doit être jugé avec solennité ou en utilisant l'humour - deux façons d'introduire une saine distance afin de peser la valeur de ce qui est exprimé avec ce qu'on peut de sagesse. Toute expression qui porte atteinte au vivant est inacceptable. Voilà, c'est simple. C'est compliqué. Les assassins sont poursuivis, ils sont tués. Une part de moi approuve, une part de moi regrette un procès en bonne et due forme (après on opposera à ce désir le principe de réalité, les conditions de détention, les regroupements d'assassins... c'est vrai).

Les lendemains commencent à arriver. Bien sûr dans le cortège, il y avait des gens bien - ceux qui s'opposent farouchement à la violence et au fanatisme - et des crétins - ceux qui disent ces melons il faut tous les foutre dehors, si on n'acceptait pas autant d'immigrés chez nous, ça ne serait pas arrivé. Dans les collèges et les lycées, des mômes peuvent dire que les assassinés n'ont eu que ce qu'ils méritaient. Ce ne sont sont pas des gens bien. Ils sont horribles à voir et entendre. Il y a les indifférents qui courent les soldes, il y a les apeurés qui se calfeutrent, il y a les profiteurs qui s'emparent de la tragédie pour assurer leurs arrières, il y a ceux qui bêlent au complot et à la manipulation de l'opinion. Il y a les je-suis-meilleur-que-tout-le-monde-et-je-vois-plus-loin-que-le-bout-de-mon-nez qui clament et voilà, parce que l'horreur débarque chez nous, on en parle et pendant ce temps on ne parle pas des meurtres à l'autre bout de la planète.

Alors je conseille un petit livre édité au PUF, plein d'humour désenchanté et de lucidité, intitulé "Les lois fondamentales de la stupidité humaine" par Carlo M. Cipolla, illustré par Claude Ponti. L'une des lois stipule que l'individu stupide est le type d'individu le plus dangereux. Il ne faut pas se leurrer, les individus stupides sont légion. Il y a aussi une légion d'individus à l'intelligence négative qui l'utilise afin d'asservir les individus stupides. Et l'intelligence positive, elle n'est pas acquise de manière définitive ou même continue : il faut lutter pour s'en approcher, il faut combattre pour ne pas la perdre, et malheureusement on perd parfois ; il ne faut pas baisser les bras, on en a besoin pour lutter contre les malfaisants stupides.

Aujourd'hui le vent comme un ressac pousse ses rafales tièdes en plein hiver. Des nuages denses et gris pèsent sur la hure du Luberon. Avec mon appareil photo, je tente de capturer les images de deux arcs-en-ciel, pâles mais larges.

Le vent chassera les nuages et les arcs-en-ciel, la terre tourne et moi individu de l'espèce humaine, j'accomplis le petit travail que je me suis choisi librement, j'écris, pour le meilleur et pour le pire. Je suis vivante. Je suis tous les innocents claquemurés, torturés, zigouillés peu importe la raison (aucune n'est plus juste ni plus noble qu'une autre), je suis Charlie.

 

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