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Portes et Miroirs, tome II
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21 novembre 2009

Les mots

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La douceur ne cède pas, à peine une brise pour balancer la cime des cyprès sur un ciel paisible. La nuit, il ne gèle toujours pas, les feuilles restent aux branches. Par l'une des fenêtres de la cuisine, j'admire la coupole rouge d'un cormier sur le  cuivre des cerisiers.

La maisonnée entière s'occupe de mots ce matin après le petit déjeuner. Guidée par son prof de philo, Alaïs réfléchit sur ce que parler veut dire ; quand on voit à quel point les personnes douées d'un minimum de bon sens et d'honnêteté intellectuelle parlent aux murs alors que les bonimenteurs de foire parlent pour ne rien dire, elle a du pain sur la planche.

A Bernard, on a demandé d'exercer ses talents de paléographe. Il déchiffre un texte de 1609 extrait d'un registre notarial dont l'original est archivé au Palais des Papes, en Avignon. Il travaille sur une photocopie, elle-même issue d'une photo - la tâche est loin d'être aisée. Je ne distingue les mots que lorsqu'il me les désigne. Il s'agit d'une attestation de sommes versées par un certain Raymond Ripert pour diverses choses, et en particulier pour la plantation de plusieurs ormeaux sur la place du village, à Cabrières d'Aigues.

Il y a vingt ans, lorsque nous nous sommes installés ici, on prenait le café sur la place au bar de l'Ormeau, à l'ombre des platanes. Sur un côté de la place, le vestige d'un tronc d'ormeau que deux adultes n'auraient pu entourer de leurs bras, figé dans la maladie qui l'avait tué, était le seul témoin du don de Raymond Ripert. Dix ans plus tard, une pelleteuse est venue ; en quelques heures les restes de l'arbre furent arrachés à la terre, son tronc confié à un sculpteur  - pour quel résultat, je l'ignore. Cet ormeau, ou du moins ses frères, n'auront pas succombé à la graphiose en vain, puisqu'il s'est trouvé au moins un poète pour transmuer le mal en mots - de l'or :

On dit des bûcherons anglais qu'ils refusent
de débiter les ormes à la croisée des champs,
refusent d'en finir, d'en fagoter les branches
et d'allumer des feux pour la ramille.

On dit que les ormes, pour eux,
ne sont pas vraiment morts, que s'ils ne parlent plus,
ces défunts calligraphes sur l'ardoise du ciel
tracent encore des signes.

                                                       Hubert Nyssen, Ballade pour les ormes défunts de Grande-Bretagne


Désormais, dans le village où je vis, on boit toujours le café au bar de l'ormeau à l'ombre des platanes, mais pour que les mots ne mentent pas, des pépiniéristes furent convoqués comme médecins au chevet d'un malade, et après étude minutieuse de la terre, de l'air, de la lumière et de l'eau, proposèrent une nouvelle variété d'ormeau. On la planta mais elle creva aussitôt. On ne désespéra pas, planta de nouveau, et voilà que le petit ormeau fête à présent ses dix ans. Ma fille, en vieille dame, pourra se reposer à son ombre,  les gens s'inquièteront du sort des platanes et non plus de celui de l'ormeau...

Cependant, à l'automne, les ombres sont égales, personne ne sirote de café sur la place.

Déjeuner sur la terrasse. En cette saison, le soleil passe sous l'avancée de tuiles, je suis en pullover et je meurs de chaud. Je retourne à l'ombre m'occuper moi aussi de mots. Ce soir j'irai dans la Drôme, j'emmène mon travail avec moi. Là-bas, pas de connexion possible à la vaste toile ; je me demande si c'est un cadeau de Noël envisageable.

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