Pot-au-feu

Chez le marchand de légumes, je tombe en arrêt devant des légumes gros comme le poing, attirée par leur couleur améthyste et vieil ivoire. Je ne sais pas leur nom. Une femme engage la conversation, elle me demande si par hasard j'ai déjà cuisiné des panais, je dis oui, en velouté, avec du gingembre, une pointe de céleri et du piment d'Espelette. En retour je lui montre les  légumes - vous savez ce que c'est ? Des rutabagas. Elle dit que tous les gens qu'elle connaît refusent d'en manger, ça leur rappelle la guerre - mais elle non. Elle, elle les aime. Elle dit : ils ont un petit goût d'artichaut. Et moi je dis, la guerre je ne l'ai pas connue. Et je dis encore : j'aime leur couleur.  Comme ça, pour faire la conversation. On se sourit, cabas en plastique recyclé à nos pieds, histoire de préserver la planète (tu parles Charles). On se sourit, pourtant le lieu est bruyant, éclairé au néon, on ne se connaît ni d'Eve ni d'Adam. Vieille dame bavarde, elle devait être adolescente pendant la guerre, et oui, des rutabagas, elle a dû en manger. Je dis : je vais faire un pot-au-feu, je vais y mettre des panais et des rutabagas. Elle hoche la tête. Pourquoi pas ? Oui, les rutabagas, ça irait bien dans le pot-au-feu. Les panais, je ne sais pas, je n'en ai jamais mangés.
Je suis comme mon père. Quand je fais des courses, ça dure, ça dure, je parle, même avec des gens que je ne connais pas, de panais, de rutabagas, de pot-au-feu. La vieille dame repart contente d'avoir taillé une bavette impromptue, moi aussi.
C'était une bonne idée, le pot-au-feu avec les panais et les rutabagas.