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Portes et Miroirs, tome II
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6 août 2009

Stupéfaction

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Portes et fenêtres ouvertes sur un ciel lumineux, feu tout de même allumé dans la pièce où je travaille le matin, en attendant que tout le monde ouvre un oeil, ce qui me laisse du temps...

J'ai transporté l'attirail du petit déjeuner dans le jardin ; John m'avait désigné  une table installée à l'endroit exact où le soleil, quand il fait une apparition, la baigne  vers huit heures :  bosquet de fougères et de lasers, oiseaux perchés loin du chat qui m'accompagne, j'en connais qui ricaneraient avec mépris et soufflerait que je ne suis pas dans la vraie vie. J'irai même plus loin dans cette image idyllique en parlant d'un autre coin de ce jardin où nous étions étonnés de voir les premières feuilles tombées sur l'herbe : quoi, l'automne serait arrivé à Llangynog ? Non, ce sont des pétales de rose. Un très ancien rosier pousse ses branches dans la ramure d'un pommier, nous ne les remarquions pas, enlacés ainsi,  installés dans cette intimité depuis si longtemps que la texture et la couleur de leur écorce se confondent. Les roses, de belles roses ivoire et crème, s'épanouissent au-dessus de la coupole de l'arbre.

Cette vie dans ce jardin me paraît bien vraie, aussi vraie que lorsque j'habitais dans ce groupe de blocs de béton, coursives exposées au vent, haies de troènes cireux, en face d'une usine dont mon grand-père avait dessiné les plans  et où l'on fabriquait des produits chimiques à base de chlore. Mon père avait choisi d'exercer son métier là, dans cette partie industrielle de la vallée de l'Huveaune. Je ne sais pas si un principe moral avait guidé son choix, et si je le lui demande à présent, sa pudeur extrême lui fera éluder la question. La vraie vie était-elle ici ? Les dix années d'asthme où je cherchais mon souffle presque continûment, c'était ça, ce qu'on veut appeler aujourd'hui la vraie vie ? La brutalité des enfants ? La laideur de cet ensemble que les promoteurs avaient appelé - drôle d'adresse - La Solitude  ? Ce matin, j'ai bu du thé dans un jardin calme, je me sens bien vivante, je n'éprouve pas le besoin de me pincer.

Alors qu'hier après-midi, me pincer, j'ai dû le faire à plusieurs reprises... Si le Pays de Galles est une enclave dans le Royaume-Uni, Bala est une enclave dans l'enclave et bien sûr, c'est à la langue spontanément utilisée par ceux qui vivent là qu'on s'en rend compte. Ailleurs, jusqu'à présent, nous avons remarqué  des panneaux rédigés en anglais puis traduits en gallois. A Bala, c'est le contraire. Je me demande s'il ne vaut pas mieux nous exprimer en français plutôt qu'en anglais, revendiquer notre identité de curieux d'Outre-Manche. Les enfants dans les poussettes réclament des glaces ou des bonbons en gallois, les parents conversent, hèlent, discutent, commandent, marchandent en gallois. Nous tendons l'oreille et nous concentrons à l'extrême pour comprendre de quoi il est question, parfois la situation nous aide, parfois elle  ne nous est d'aucun secours - ici, nous avons pris pied dans une réalité différente, au point que je me demande si nous n'avons pas changé de dimension...

On nous avait parlé d'une fête annuelle qui se tient tous les étés à Bala, la Eisteddfod (il me semble bien lire dans ce mot fête d'été). Au premier abord, ça ressemble à la foire de Marseille - la circulation, les parkings saturés de voitures, les policiers à raison d'un duo tous les vingt mètres. Je ne comprends pas grand-chose, sauf lorsque les étiquettes sont traduites...

John nous avait parlé  de concours, et en effet, sur les bouteilles de vin de sureau ou les pâtés de porc, il y a bien des médailles. Nous parcourons les kilomètres de stands. Bernard avise un énorme chapiteau, nous y allons, espérant écouter de la musique, une traduction n'étant pas nécessaire. Un coup d'oeil au visage d'Alaïs : il est de cire, elle déteste plus que tout perdre pied dans le langage. Nous sommes plutôt déçus de parcourir les allées d'une foire classique où nous n'aimons jamais aller, dans n'importe quel pays.

Nous pénétrons sous le grand chapiteau et là nous comprenons qu'un événement d'importance se prépare. Scène immense, éclairage, caméras sophistiquées, écrans géants de chaque côté de la scène. Visiblement, par chance, le spectacle va commencer. Les sièges se remplissent rapidement mais nous dégotons trois bonnes places. Nous ne comprenons absolument pas de quoi il va être question bien qu'à l'affût du moindre indice. A travers les transparences d'un immense rideau, au gré des projecteurs qui s'éclairent, nous entrevoyons une foule de femmes vêtues comme des nonnes, voile sur la tête, longues aubes - il semble que certaines portent des cierges.

Sur un côté de la scène, une harpe de belle taille. Oui, de toute évidence, c'est d'un concert qu'il s'agit.  Dans le répertoire religieux ? Une annonce est faite, nous n'y comprenons goutte, la salle s'obscurcit, la rumeur des conversations s'arrête net. Dans l'ombre, sur le devant de la scène, un homme en costume  médiéval portant une longue trompette harnachée de gonfalons s'avance et sonne longuement un appel en direction du public. Un projecteur éclaire l'allée centrale dans la salle en gradins et nous découvrons une procession païenne : druides, prêtres d'une religion oubliée ailleurs qu'ici, jeunes femmes coiffées de couronnes de feuilles de chêne au front, cornes d'abondance, gerbes de fleurs ou corbeilles de fruits dans les bras, enfants à leurs côtés... Ils descendent d'un pas lent vers la scène et j'ai des frissons dans le dos. Tout à coup, l'impression me saisit, malgré toute la technique déployée par la BBC, qu'il ne s'agit pas d'un spectacle mais d'une cérémonie à laquelle nous ne comprenons rien mais où nous sommes engouffrés presque malgré nous. Alaïs me glisse à l'oreille : c'est une secte.

Bernard et moi sommes ébahis, l'imagination en feu. Chants, musiques, offrandes, nous avons glissé sur la vaste patinoire du temps pour nous retrouver sur l'île d'Avalon, peut-être. Sur la scène, celles qui nous paraissaient être des religieuses sont en réalité des hommes et des femmes portant costumes de prêtres et prêtresses, leurs divers insignes, nous ne  les déchiffrons pas. A la fin du discours de celui qui fait figure de Druide suprême, la salle murmure son approbation et applaudit. Nous sommes totalement perdus, j'ai le vertige de ne rien comprendre à ce point de la scène sous mes yeux...

A nouveau, le projecteur éclaire la salle, une jeune femme se lève : front haut, cheveux dénoués, de grands yeux - et je ne peux m'empêcher de remarquer la jolie poitrine, voluptueuse, sous le tissu souple d'une longue tunique gris perle, discrètement rehaussé d'un motif de fleurs  noir. Elle se fraie un chemin vers l'allée centrale, attend le druide et une autre femme - à ses insignes, une prêtresse de haut rang. Ils portent un manteau plié, un beau tissu de velours violet et ils en revêtent la jeune femme.

Alaïs me glisse : Un sacrifice humain ? Elle va enfanter un nouveau sauveur ? Les trois descendent très dignes vers la scène au son d'un orgue et du choeur sur la scène. Le Grand Prêtre conduit la jeune femme à un trône de bois sculpté au côté du sien. On s'incline devant elle, la salle applaudit à tout rompre, nous , frappés de stupéfaction. Deux autres femmes, chacune avec deux enfants, s'approchent et remettent à la femme au manteau violet - nouvelle épousée ? future prêtresse ? - l'une une médaille, l'autre un livre à couverture verte. Nouveaux applaudissements, long discours du Grand Prêtre, la jeune femme rougit, sourit, caresse la couverture du livre.

Enfin des enfants viennent sur la scène. Un garçonnet, au centre, esquisse une pantomime ; entre ses doigts, il tient une plume, fait mine d'écrire, de réfléchir. Les autres par leur danse, miment le passage des saisons et du temps. A la fin, l'enfant produit triomphalement un second livre vert qu'il va remettre à la femme au manteau violet. Quoi ? Assisterions-nous au couronnement d'une poétesse ? La cérémonie s'achève en choeur et procession, bannières et oriflammes, la salle se joint au chant qui nous semble être l' hymne de la nation galloise - tout le monde chante debout. Nous sommes debout aussi, portés par la foule, mais restons cois, en proie aux questions.

L'émotion nous a épuisés et nous sommes tenaillés par la curiosité. A peine rentrés au cottage à Llangynog, nous nous précipitons chacun à nos ordinateurs ; à l'aide des quelques indices glanés ça et là, nous découvrons que cette cérémonie n'était autre que la remise d'un prix littéraire à Siân Melangell Dafydd pour le meilleur ouvrage en prose de l'année 2008.  Côté cérémonie, le Goncourt et autres peuvent aller se rhabiller...

En revoyant une portion de la cérémonie sur la retransmission vidéo de la BBC - Pays de Galles, je m'aperçois  que ma mémoire m'a joué des tours. Nom d'un chien : à quelle remise de prix littéraire en France verra-t-on dénuder trois fois une épée de la taille de Durandal au-dessus de la tête de l'auteur célébré ? Au mois d'août, qui plus est...

L'auteur en question est présente sur Facebook et d'après la liste de ses écrivains favoris (Edith Wharton, Charlotte Percy Gilman), je me proposerais bien pour traduire son roman, mais tout le reste du site est écrit en alphabet gaélique... De son roman, existe-t-il seulement une version anglaise ?

Plus tard - j'en apprends davantage sue Siân Melangell Dafydd et son livre ; il y a des rhizomes incroyables qui parcourent la planète, à fleur de surface...

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