Superstition

Je ne sais par quelle trappe obscure tombent les minutes et les heures, et ce matin c'est déjà le soir, je n'ai rien vu. Je me sens tranquille au moins sur un point, j'ai achevé la correction de mes copies, transmis les notes par la magie d'internet en vérifiant trois fois plutôt qu'une : si la porte du bac est grand ouverte, il est encore plus terrible qu'autrefois de ne pas la franchir, aussi chaque point compte.

Pour me remettre doucement à d'autres travaux, me glisser dans l'état d'esprit dont j'avais besoin, j'ai recopié dans l'un de mes cahiers un long morceau d'un texte qui me déchire. Je le laisse reposer, mais j'en tressaille encore.
Je crois que ça n'arrive plus aux adultes, cette façon qu'ont les enfants de se jeter dans un chagrin si entier que longtemps après, ils ont la poitrine secouée de spasmes involontaires et qu'ils se sentent vidés de leur forces, purgés. Il m'arrive de regretter cet abandon. Je ne sais plus depuis combien d'années j'ai perdu cette faculté de me laver entièrement d'une peine. Si je pleure, si je m'inquiète, c'est un noeud qui se resserre, je ne sais plus le dénouer. Ce que j'ai appris à faire, c'est à utiliser toutes sortes de subterfuges pour le dissimuler, ce noeud, l'envelopper, l'enkyster. Comme écosser les haricots pour la première soupe au pistou de l'été (ne pas oublier de faire un voeu), cuire la première confiture d'abricot de la saison (là aussi un voeu, le même), lire, écrire.

Ce soir, nos voisins viennent partager le repas avec nous. Sur la terrasse, la brise est légère, le village s'est calmé après les éclats de la kermesse de l'école hier soir, d'une fête de mariage, d'une partie de boules acharnée chez d'autres voisins. Ce soir, ce sont les grillons. Quand les réverbères s'allument, les premières chauves-souris (un voeu, encore un, ça ne peut pas faire de mal) viennent chasser les moustiques.
Il y a des jours où je me crée ainsi toutes sortes d'occasions de faire un voeu : je crois, il me semble que je suis vaguement superstitieuse... j'essaie même de lire des signes là où il n'y en a pas. Je ne supporte pas que l'univers soit opaque et muet, il faut pouvoir lui attribuer des mots. Je lis, j'écris, j'écoute.