Si Titus est jaloux

La météo prévoyait une journée grise et je n'osais pas ouvrir les volets. Sur la pointe des pieds, je regarde par la lucarne et ne vois que du bleu. J'enfile en hâte jeans et tunique de coton léger (en mai je fais ce qu'il me plaît), prépare un sac-à-dos avec carnet et stylo, bouteille de mon mélange expérimental de sauge et de plantain (il me semble que je dors mieux, tout est dans ma tête, sans doute, mais il ne faut pas traiter à la légère ce qui se trouve dans nos têtes : dans nos têtes se trouvent des idées qui prennent corps, il faut les traiter avec respect). Je n'oublie pas mon appareil-photo ; en fait il me donne une excuse pour rester vingt minutes d'affilée devant une portion minuscule de talus.

C'est difficile d'avoir l'air de ne rien faire devant les autres (si d'aventure on les croise, ces autres), et quand on remue des idées on a souvent l'air de ne rien faire. Je réfléchissais à divers rouages, courroies et engrenages qui conduisent la fiction. Je pense à la jalousie qui donne du piment à une intrigue. ou qui en est le coeur même - le monstre aux yeux verts d'Othello.

J'ai cherché les mots jalouser, jalousie, jaloux, je les ai trouvés coincés dans le Robert entre jalonner et jamais : le voisinage m'enchante. La jalousie, une passion qui jalonne les vies et dont pourtant on ne voudrait jamais souffrir. Toute une série de citations grandioses accompagnent le mot jalousie, et à les lire, bien fou qui irait avouer être victime de l'hideuse morsure (victime, le mot possède une certaine neutralité, il désigne aussi bien un homme qu'une femme et dans le domaine de la jalousie, nul besoin d'une loi pour imposer la parité). Et il faut voir encore les épithètes associés à ce mot jalousie ! Elle est noire ou tout au contraire livide en passant par le vert ou le bleu (à croire que la jalousie vous donne une mine de macchabée), elle est basse, haineuse, mesquine, perfide, impuissante. On étouffe de jalousie, on en crève. La Bruyère parle de vice honteux qui laisse l'homme dans l'état où elle le trouve : elle empêche d'avancer, elle entrave et stérilise, empêche l'épanouissement.

On parle alors d'amour propre bafoué plutôt que d'amour désintéressé. Pourtant, qu'entoure t-on de soins jaloux si ce n'est un objet, un lieu ou une personne qu'on aime ? Je m'occupe de ce jardin, de cet enfant, de cet homme, de cette femme avec des soins jaloux. Il y a de la maniaquerie presque, dans ces soins. Et surtout il y a le refus de partager, la volonté d'être le seul, la seule. Le seul à écrire, peindre ou photographier avec talent, le seul à recevoir caresses et mots doux - la jalousie peut s'immiscer partout, dans chaque mouvement, de la main, du coeur, des idées ; la moindre fissure, la moindre faille, notre compte est bon.

En réalité, ce n'est pas un mystère, c'est le doute de soi qui conduit à douter de l'autre, la crainte de décevoir, de n'être pas à la hauteur, de ne pas suffire. Ah, poursuivre la recherche tient du masochisme mais la récompense est au bout du chemin. J'allais penaude quand soudain je trébuche sur l'étymon du mot jaloux, mon horizon s'illumine, et je peux finalement accepter de me trouver de temps à autre dans la peau d'une jalouse en gardant le front haut et les joues roses. Jaloux vient du grec zelos qui signifie zèle, émulation. C'est là que la jalousie devient passion utile : elle aiguillonne. Au lieu d'être une aigre agave où l'esprit étroit se déchire et répand de nauséabondes ordures , elle fouette l'esprit ouvert à qui elle révèle une possibilité d'émulation. Je doute de moi, mais je veux devenir meilleur ou meilleure. L'inquiétude et la douleur ne disparaissent pas mais ces failles sont autant d'ouvertures à franchir pour aller plus loin, se dépasser.

Dans la personne exempte de jalousie, il y a de la tiédeur voire de l'indifférence ; ou alors un orgueil si grand qu'il en est presque souverain et par là impose une distance infranchissable. Il manque peut-être l'amour folie douce, la volonté de se frotter à la passion, le désir de flamber. Je détesterais qu'un homme ne fût pas jaloux  de moi ou ne provoquât pas ma jalousie. Car enfin, dans toutes les citations que je lis ma préférée est celle de Racine : Si Titus est jaloux, Titus est amoureux. Bien sûr, comme en cuisine ou en pâtisserie, il faut doser les épices...

Je vais faire des jalousies aux pommes : des pommes rôties dans  du sucre à la cannelle, dissimulées dans un moucharabieh de pâte délicate...

Au lac, les rives sont désertes. Une couleuvre se glisse dans l'eau où des centaines de têtards vibrionnent. De la vase montent de minces colonnes de bulles, comme d'évents d'une bête invisible. La lumière glisse et frissonne, je monte à la falaise par un sentier direct, raide, encombré de branches de pins. Le parfum amer du romarin flotte dans le sous-bois. Je croyais qu'il n'y avait personne, mais d'en haut, dans une petite clairière, je vois deux jeunes filles très peu vêtues qui se tartinent mutuellement le dos d'ambre solaire. Dans deux heures, leur peau de blonde sera d'un merveilleux rose crevette.