Dans ma boîte aux lettres
La plupart du temps, elle est vide. Je ne compte pas les deux cailloux dont elle est lestée - le mistral sinon la bouscule et elle brinqueballe hors d'atteinte sous les genêts. Je ne compte pas non plus l'abondante littérature publicitaire éditée par Hyper U, Intermarché, Leclercq et consorts pour m'inciter à acheter toujours plus - et encore une kyrielle de yaourts, fauteuils de jardins, rouleaux de chipolatas, cartables, lave-vaisselle, ouvre-boîte, ah, la foire aux vins ! Une fois par semaine je nourris le bac à recyclage de tout ce papier gaspillé : c'était des arbres autrefois. Mais lundi, dans cette boîte aux lettres, par un de ces hasards qui me réconforte (c'est comme si une voix murmurait à mon oreille : tu n'es pas seule et tu n'es pas perdue), j'ai découvert le suberbe essai sur les jardins de Jorn De Précy, traduit de l'anglais par Marco Martella, Le jardin perdu. Je m'y plonge illico et tout m'enchante. Ce livre est paru dans la collection qui abrite mes fantômes de Sénomagus - j'espère tous les jours avoir enfin des nouvelles sur le sort du Corail de Darwin qui pourrait peut-être s'y nicher aussi: comme j'aimerais qu'il ne soit pas loin de ce singulier Jardin perdu où je me promène depuis hier.
Le jardin, dernier fortin de la résistance contre le vide insensé du monde bouffé par la ville et la masse informe des hommes privés de spiritualité, clame Jorn de Précy. Cet islandais (oui, c'est vrai, rien dans son nom ne l'indique vraiment), émigré en Angleterre a publié The Lost Garden en 1912 et je ne peux m'empêcher d'être sidérée, fascinée par sa clairvoyance et la modernité de ses préoccupations. J'aime sa vision.
Un extrait pour faire envie :
Dans mon île constamment balayée par les vents, mis à part quelques pauvres potagers de campagne, il n'y avaient pas de jardins. Les fleurs étaient rares, les arbres rabougris, les paysages vides.
Un jour, (quel âge avais-je ? quatorze, quinze ans ?), tandis que je marchais sans but sur les collines dépouillées, perdu dans je ne sais quelles pensées tourmentées, comme cela arrive souvent à l'adolescence, je me trouvai devant une poignée de bouleaux. Ils formaient un cercle. Un cercle parfait, comme dessiné au compas. L'écorce argentée, rayée de noir, attira mes yeux puis ma main. A l'intérieur du cercle, illuminées par un rayon de soleil, au milieu de l'herbe et de la mousse, apparurent les corolles mauves de cyclamens minuscules. Elles m'invitaient à rentrer dans cet enclos. Et une fois à l'intérieur, je ne sais quelle joie m'envahit -oui, "envahit" est le mot juste, car ce sentiment pénétra en moi. Etais-je dans la demeure d'un elfe ou d'une de ces nombreuses créatures innomées qui habitent notre île ? Assis sur ce tapis moelleux, appuyé contre un tronc, je fermai les yeux. Lorsque je les rouvris, il me sembla, sans que je sache pourquoi, que l'univers entier s'offrait à ma vue. Je pouvais voir plus loin que la vallée étalée devant moi, au-delà de la crête rougeâtre des volcans, jusqu'à la mer où un bateau de pêche naviguait paisiblement, et même au-delà, aussi étrange que cela puisse paraître, vers les côtes de l'Europe. La terre si vaste au-dehors et ce cercle heureux, comme un ventre maternel, un lieu protégé... "C'est donc cela un jardin..."
Ce livre est aussi comme un signe qui tombe à pic et m'encourage à poursuivre la plantation d'un potager médiéval dans la cour de mon lycée - parfois difficile de mobiliser les énergies, tirer, pousser, s'agiter... on pourrait se dire que c'est en vain et puis un petit bouquin vient à point...