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Portes et Miroirs, tome II
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11 décembre 2010

Au fond du tiroir : un passage coupé des fantômes de Sénomagus

Noces de cire

 

Tout de suite, j'ai su que je ne serais pas seule, je veux dire l'unique, bien avant que Simon ne disparaisse l'après-midi de notre mariage. J'ai fait comme si de rien n'était alors. Le jour de mes noces, limites et frontières ont été tracées d'une main nette et précise ; Simon m'a attribué un rôle, un endroit où rester. Au-delà je n'étais plus admise. J'ai accepté. C'était comme un jeu difficile, oh oui, difficile. Mais je me sentais vivante, débordante d'amour et d'énergie. J'avais un but, conquérir Simon pour moi seule. Dans les yeux des invités, des questions, dans leur bouche, des murmures et des commentaires en sourdine ; à tout cela, j'ai opposé un sourire parfait ; ma carnation de brune où jamais le rouge ne trahit la confusion ni l'émoi, mes yeux noirs et calmes m'ont aidé. J'ai dansé, j'ai peu mangé, je n'ai bu qu'une coupe de champagne, je ne voulais pas me laisser aller. Je ne voulais pas frémir, je me voulais statue, immobile ; le sang coule dans mes veines de marbre, je respire à peine, ma chair est froide à l'extérieur.

Aujourd'hui, ce sont mes noces de cire. Je partage la vie de Simon depuis quatre ans et oui, de la cire j'en ai l'aspect. De marbre noble je suis passée à cire molle. Il m'arrive de pleurer quand Simon n'est pas là ; c'est que je ne sais pas quoi faire. Il m'a appris ce qu'était le désir. C'est le manque. Nue dans le miroir de ma salle-de-bain, je me contemple. De mes mains, je me dessine, je me plais et je soupire. Mon ventre est plat, la chair lisse, ferme, le grain en est serré. Rien de ce qui est en moi ne transparaît. Je crois que si je ne portais pas de parfum, je n'aurais aucune odeur. Hier, ma belle-mère a imaginé que j'attendais un enfant. Je croise les mains sur mes seins, j'en pince les tétons qui ont la couleur du caramel, ils sont tendus à faire mal sous mes doigts ; Simon ne s'en émeut guère, de mes seins. Il ne célèbre pas mon corps, il accomplit les gestes de l'amour mais il ne danse pas avec moi. Il m'a demandé un jour si je voulais un enfant. Non, ce ne serait pas raisonnable, ai-je dit, fidèle à mon rôle. Lorsque Madeleine a suggéré que j'étais enceinte, sous les étoffes qui me couvrent, sous mon apparence de statue, ma chair a comme vacillé. J'ai ajusté mon masque et joué les scènes suivantes, réplique à réplique. Chaque seconde, chaque minute de cette journée a compté double, je me suis dit que ça ne pouvait plus durer, ça m'a presque fait rire. J'ai fini par demander à ma belle-mère une de ses tisanes de sorcière. Pendant qu'elle était dans sa cabane à remuer ses potions ou filtrer je ne sais quoi, je me suis retirée dans notre chambre. Je dis notre, bien que j'y dorme toujours seule. Madeleine l'a faite arranger cette chambre, tout spécialement pour moi, j'en suis sûre. Une chambre virginale ; les murs en sont verts, sur le lit est posé un édredon bleu, les rideaux sont bleus aussi et bleus les tapis et aussi les abat-jour en opaline des lampes de chevet, si bien que lorsque je dors là, je rêve que j'ai froid. Le mieux, c'est de prendre un livre et de fumer dans le lit, l'atmosphère se réchauffe de ce petit brandon et dans le silence épais, le grésillement du papier qui se consume, c'est comme un feu qui me réchauffe. De plus, je sais que Madeleine a horreur de ça et c'est une minuscule revanche.

Cette nuit, il a plu. Et maintenant, il fait si beau. Le cri des martinets me perce le cœur, comme si j'étais heureuse, comme si j'étais amoureuse, comme si j'espérais quelque chose. J'ai décidé en me levant, d'aller  au Café Grousson - voir Flore. Quelle différence, entre voir et savoir, je ne l'aurais pas cru à ce point ; pourtant, au tremblement de mes mains, à ma gorge serrée, au frémissement de mes lèvres, je dois l'admettre, je me sens plus combattive que je ne voudrais. Il faut que je fasse quelque chose, n'importe quoi, il ne faut plus que j'attende. A son poignet, Flore porte la montre de Simon. Non, ce n'est pas une montre que je lui ai offerte, même pas ; un petit évènement mélodramatique de ce genre aurait pu m'aider. Si Flore avait porté quelque chose de Simon qui vienne de moi j'aurais pu franchir la frontière entre eux et moi. J'aurais pu affirmer ma présence. Mais c'est juste la montre de Simon, qui est trop grande pour son poignet, et qui en glissant a cogné la table. Ce matin, c'est presque l'été, le temps est paisible après la pluie, des volutes de brume montent de la rivière, je me suis attardée dans le jardin de Flore, j'ai eu peur d'entrer, je dois avoir l'air d'une folle. Et si j'allais croiser Simon ?

Quand j'ai poussé la porte, Flore m'a demandé de la laisser ouverte. Je me suis assise au fond de la salle, elle s'est approchée de moi, s'est appuyée sur le plateau de la table, la montre de Simon qu'elle portait au poignet a glissé et cogné la surface polie. Ce bruit. Elle me regarde, je me demande ce qu'elle voit. Elle doit me trouver pâle. Je ne suis pas maquillée, mes cheveux sont dénoués, j'ai juste passé un tee-shirt et un pantalon de toile ; dans mon grand sac j'ai entassé livre, cigarettes, pullover et même la petite fiole que Madeleine a laissée pour moi sur la table de la cuisine. J'ai peut-être l'air de partir pour une longue promenade ; je me serais arrêtée ici sur une impulsion, comme ça. Je ne sais pas si c'est plausible. Je vois bien qu'elle est sur la défensive ; je regrette déjà d'être venue. Flore prend la situation en main, elle veut savoir ce que je veux boire. Je lui demande de l'eau chaude et un grand bol. Elle retourne au comptoir où traînent deux tasses. Dans le miroir derrière elle, entre le reflet des bouteilles d'alcools et de sirops, je regarde l'image de sa nuque, presque une nuque d'enfant, elle est si menue, si pâle. Elle a tordu ses cheveux en un vague chignon, à peine retenu par une pince, c'est beau à pleurer. Elle a un grain de beauté à la base du cou et aussi un en bas de la joue gauche. J'imagine le regard de Simon, si j'étais lui, je ne résisterais pas à l'envie d'y poser le doigt, sur ces grains de beauté, à en suivre les contours, là où la peau par contraste a l'air presque translucide. J'y presserais le doigt avant d'y poser les lèvres et la langue. Je suis folle. Je ne dois pas imaginer ça, c'est insupportable.

J'ai ôté le bouchon en liège du petit flacon de Madeleine d'un coup de pouce. L'odeur de la teinture ou de l'essence de plantes monte, douceâtre, une odeur de pré, de fenil. Flore apporte l'eau. Elle reste indécise devant moi. C'est la première fois, en quatre ans, que nous sommes seules toutes les deux. Il faudrait que je lui parle. C'est ça. Il faudrait que je sois calme et que je lui parle. Et je lui dirais quoi ? Au fait, Simon et moi fêtons nos noces de cire, nous partons à Venise ? Je ris. Elle est surprise. Je verse quelques gouttes de la potion dans l'eau chaude qui frémit et s'irise. Je lui en propose. Elle fait non de la tête. J'ai l'impression que je lui fais peur. Je ris encore. L'odeur suave des plantes de Madeleine me monte à la tête, le vertige me saisit. Que vais-je faire ? Je ne peux rien faire. Je me croyais forte, je croyais aimer Simon assez fort. Nous avons partagé de bons moments tout de même, quand nous n'étions pas à Sénomagus. Je regarde Flore, bien campée sur ses jambes, elle est inquiète mais elle reste là. Il y a une drôle d'expression sur son visage, quelque chose comme de la sollicitude. Elle murmure, Simon nous a appris les mêmes choses, il me semble. Je ne sais pas ce qu'elle veut dire. Je bois la potion, le goût est délicieux, jusqu'à la dernière goutte je bois ; j'ai l'impression de flotter, je me sens si calme, pourtant mon cœur bat plus vite. Je crois que j'ai dit quelque chose, mais je suis incapable de savoir quoi. Il faut que je m'en aille, je n'ai plus rien à faire ici, j'ai fait tomber le bol, il est brisé en mille morceaux. Flore a posé la main sur mon épaule et me repousse sur la chaise. Elle est si douce, sa main.

 

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