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Portes et Miroirs, tome II
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28 octobre 2010

Fiction de saison : une histoire courte pour vous...

Chrysanthèmes

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Montpellier, Gignac, Saint-Guilhem. Avant de fleurir les tombes, les chrysanthèmes fleurissaient les parkings des centres commerciaux, les trottoirs devant les fleuristes, les supérettes, les abords des pépinières. La voiture était enfin sortie de la zone commerciale qui ceinture la ville, avait traversé une enfilade d'agglomérations - banlieues, bourgs, hameaux, villages, et partout un océan de pots se répandait. Je l'ai fait remarquer à Serge, il a hoché la tête. Il écoutait la radio, une émission sur les chamanes de Sibérie, les hommes-médecine indiens, les guérisseurs africains. Il s'énervait tout seul des prophéties de l'anthropologue venue commenter son bouquin à l'antenne - les neuf milliards d'humains, la pénurie de bouffe, la nature démantelée. Il trouvait qu'elle mélangeait tout, qu'elle alignait les clichés. Moi, ça ne m'intéressait pas. Je pensais à autre chose. Je regardais par la fenêtre. Les chrysanthèmes du commerce conduits à marche forcée pour fleurir pile quelques jours avant la Toussaint. Déjà en promotion, la Toussaint était proche. Deux pots pour le prix d'un ou le pot de Tokyo blanc dont personne ne voulait à moins 50%, tout le monde devait repartir avec ses chrysanthèmes sous le bras.  Les chrysanthèmes, on nous les fourrait sous le nez, fleurs grand ouvertes - grasses, pompons ou bouquets serrés, chrysanthèmes du Japon, de Corée ou de Chine, sélectionnées, croisées, hybridées, gonflées d'engrais. Rigides et sans parfum. Elles tiendraient trois semaines encore, si on les arrosait, s'il pleuvait. Mais là il faisait sec et doux - la nuit un peu de tramontane, le ciel au bleu fixe. La fin annoncée des chrysanthèmes, leurs jours comptés chichement.

 En général, fin novembre, ma tante Clémence faisait la tournée des cimetières pour récupérer les plants desséchés, plus personne ne viendrait jusqu'en octobre prochain. Pourquoi sacrifier des fleurs vivantes, c'est ce qu'elle disait. Dieu sait pourquoi, elle avait pris les chrysanthèmes en pitié. Elle disait : personne ne les aime. Les gens les achètent, ils les trouvent moches, et d'ailleurs ils ont raison. Ces pauvres chrysanthèmes, ils me font penser à ces bonnes femmes fardées, embijoutées, épilées, manucurées, fesses et hanches rabotées, lèvres et seins siliconés. Elles me font de la peine, et les chrysanthèmes c'est pareil. Donc fin novembre, elle faisait sa tournée. C'était assez drôle - fin octobre ma mère faisait la tournée des cimetières pour déposer ses pots en râlant parce qu'elle était la seule à s'occuper des morts de la famille, et fin novembre c'était ma tante qui faisait la sienne. Ma mère râlait de plus belle, disait que sa sœur était complètement piquée. La tante Clémence lui répondait que nos morts étaient de vieux morts bien tranquilles et que pas un ne lui avait reproché quoique ce soit. Alors, moi, disait Clémence, ces pauvres chrysanthèmes je les récupère, je les soigne. Je leur donne un vrai jardin. Je leur donne une chance de redevenir de vraies fleurs. Oui, bien sûr, il y en a qui ne survivent pas. Je les mets au compost et ils aident les autres à se faire une bonne petite vie dans mes plates-bandes.

Serge conduisait en écoutant son émission, et moi je continuais à regarder tous ces chrysanthèmes, de Montpellier à Saint-Guilhem. Je pensais à Clémence. Elle nous avait quitté il y avait de ça un mois, ma tante Clémence. Un cancer à l'estomac, un truc fulgurant. Avec Serge, on passait devant cette marée de fleurs au soleil, déjà les feuilles mollissaient, et je pensais que cette année Clémence ne serait pas là pour essayer de les sauver. Les rendre à leur condition de fleurs d'automne. Serge, les chrysanthèmes, il ne s'en était jamais occupé. Il ne les voyait pas. Il ne les voyait pas plus que les rangées de bouteilles de gaz ou les sacs de patates, ça ne le concernait pas. Des morts, il en avait pourtant, des vieux et des moins vieux, mais lui, il faisait partie de ces gens qui résistaient à la-société-de-consommation, et aussi à la tournée des cimetières, sans parler des sapins de Noël, des roses de la saint Valentin - il résistait, imperméable aux sollicitations les plus appuyées. Moi, je n'avais pas envie de m'exposer à une énième tirade sur les traditions et les rites commerciaux, et surtout pour être honnête, je n'y tenais pas plus que ça, à ces passages obligés dans l'année. Je crois bien que ça me maintenait dans une sorte d'adolescence prolongée de ne pas me soucier d'aller fleurir les tombes, lancer les invitations à Noël et à Pâques et tout le tremblement. Ma mère s'en chargeait, c'était son rôle, moi je n'étais que la fille, je pouvais me désintéresser de ces choses. Elle achèterait les chrysanthèmes pour les arrière-grands-parents, les grands-parents, les beaux-frères et les belles-sœurs, les oncles et les tantes. Mais pas pour sa sœur. Clémence ? Après tout ce qu'elle m'a fait ? Des chrysanthèmes pour elle, ça non alors, qu'elle n'y compte pas là où elle est. Dans la voiture qui filait vers Saint-Guilhem où Serge et moi avions décidé d'aller nous reposer une semaine, je pensais à ça - Serge n'a aucun chrysanthème sur la conscience, mais cette année, moi si. J'y pensais tellement que j'ai oublié de lui signaler un embranchement, résultat on s'est perdus. Quand nous sommes arrivés au gîte que j'avais retenu, il faisait nuit noire. Je suis entrée, la porte grinçait, un chien a poussé un aboiement, un cheval a renâclé dans le lointain, Serge me suivait avec la valise. Le propriétaire était au téléphone et mon portable s'est mis à sonner, une vraie fanfare. Le bonhomme a levé les yeux : c'est vous Madame Rey ? J'allais vous laisser un message.

Il nous a conduit à notre chambre en passant par l'extérieur, une lampe électrique à la main. Vous en avez une, de lampe électrique, il a demandé. Oui. J'avais même emporté une bouillotte et j'avais bien fait parce qu'il n'y avait pas de chauffage dans les chambres, juste une pile de couvertures. Je sers le dîner dans un quart d'heure en haut, il y a une autre famille avec vous. Vous êtes les derniers de la saison. Après vous, je ferme. A sa voix, j'ai senti qu'il était satisfait d'en avoir terminé avec l'été et ce début d'automne, le coup de feu pour lui. Serge a dit : c'est bien cet endroit. J'en étais contente, ce n'est pas toujours facile de trouver un endroit qui lui plaise. J'avais envie de visiter Saint-Guilhem-du-Désert depuis longtemps, mais c'était un peu trop touristique pour Serge. Il avait raison, d'ailleurs. Tout était un peu trop coquet, les points de vue balisés, les sites - le patrimoine, n'est-ce-pas - aménagés au cordeau ici. Mais c'était beau, il fallait l'avouer. Venir à cette période, c'était un bon compromis pour profiter du lieu sans avoir l'impression de faire partie du troupeau mené à la baguette par les guides du Routard, Michelin et compagnie. Au dîner, c'est le propriétaire qui nous a servi. Entre les plats, il disparaissait à la cuisine, il y avait des bruits de casseroles et de voix, il n'était pas seul. Le repas était quelconque, le vin plaisant. On a mangé devant le feu, la famille dont il nous avait parlé installée à une autre table. Avec Serge, on écoutait d'une oreille le mari qui pérorait devant sa femme, patiente et silencieuse. Elle donnait à manger à leur bébé, cuillère après cuillère, et son bonhomme parlait sans s'arrêter. Il avait des opinions et des informations sur tout. Et comme toutes les personnes de cette espèce, il avait le verbe haut, on ne pouvait pas faire autrement qu'entendre ce qu'il disait. Au dessert, il a demandé au propriétaire du gîte si les pompiers avaient retrouvé l'homme qui s'était jeté du Pont du Diable la veille. C'était lui en personne, randonneur émérite toujours prêt à aider son prochain, qui avait donné l'alarme. Je voyais bien, du coin de l'œil, que le propriétaire du gîte avait d'autres casseroles sur le feu, mais il était coincé, pris à témoin. De A jusqu'à Z, le péroreur a raconté l'histoire à sa femme qui n'en ignorait rien, puisque qu'elle était avec lui à ce moment-là et avait, aussi bien que lui, assisté à la scène. J'imaginais que le propriétaire du gîte devait également savoir de quoi il retournait dans tous les détails, c'était donc pour notre seul bénéfice que l'homme débitait l'histoire. Il espérait sans doute qu'on allait interrompre la dégustation de nos pommes au four pour lui poser des questions, mais il en a été pour ses frais. Serge et moi on se regardait, on dégustait nos pommes, on écoutait, c'est vrai, impossible de faire autrement, mais on essayait de maintenir un filet d'intimité - plutôt difficile dans ces conditions. Le propriétaire du gîte a pu enfin en placer une, il a dit que les plongeurs avaient travaillé toute la journée mais n'avaient pas trouvé le corps. Demain, ils remettraient ça.

Avant d'aller nous coucher, j'ai demandé qu'on remplisse ma bouillotte. J'avais un peu peur d'être ridicule, mais non, le gars du gîte, il n'a même pas levé un sourcil. Il a fait ça très bien. Vous comptez faire une randonnée demain, il a demandé. Oui. Serge et moi on s'était concocté une boucle qui passait justement par le fameux Pont du diable et surtout la passerelle des Anges. Il faut dire que Serge est architecte, et visiter Saint-Guilhem, c'était pour lui l'occasion de voir cette passerelle en béton comme-ci et comme-ça, une matière révolutionnaire - ça lui faisait plaisir, et moi j'étais heureuse de marcher au grand air, d'avoir l'occasion de sortir mon matériel à aquarelle, de me changer les idées. La mort de ma tante Clémence, ça m'avait secouée. Cette nuit-là, je n'ai pas fermé l'œil. Enfin si, mais quand je me suis endormie, c'était pour rêver que je ne dormais pas, je m'en suis aperçue lorsque Serge m'a réveillée. On devait partir assez tôt, la boucle prévue était longue et nous voulions prendre tout notre temps. J'ai préparé mon carnet, ma boîte de couleurs, mon appareil photo pendant que Serge récupérait le pique-nique commandé la veille. Le péroreur, sa femme et le bébé devaient dormir encore, nous ne les avons pas vus, juste leur voiture immatriculée dans le 92. On a marché toute la matinée en direction d'une crête. De là haut, on voyait l'Hérault, veine verte dans la roche à vif, et le site du Pont du Diable - l'énorme parking aménagé, vide en cette saison, le pont lui-même, et une plage quasiment déserte hormis deux taches rouges et des pointillés noirs. Ce devait être les pompiers, ils n'avaient toujours pas dû retrouver le noyé. On a mangé nos sandwiches au soleil. Il faisait tellement chaud que j'ai retiré ma veste et mon pull, je les ai fourrés dans mon sac. Dans la descente, Serge qui avait oublié ses bâtons de marche s'est un peu plaint du genou mais il a tout oublié lorsqu'il a mis le pied sur la passerelle des Anges. Et vrai, même moi j'étais impressionnée. Je l'ai abandonné à son bonheur et j'ai continué jusqu'au vieux pont. J'étais seule avec un jeune qui s'amusait à lancer des cailloux dans l'eau. A un moment il a réussi à toucher un rocher rond qui dépassait de la surface, au milieu, ça a fait comme une minuscule explosion, son projectile a volé en éclats, un peu de poudre blanche a flotté une seconde. Il a souri juste au moment où je prenais son geste en photo. On a taillé la bavette un moment, et puis j'ai sorti mon carnet, fait quelques esquisses, il les commentait. Il n'avait pas l'air d'être pressé, ou bien d'aller quelque part en particulier. Il était là, c'est tout. De l'autre côté l'eau était plus profonde, un vert opaque, sans ride. Je faisais face à la plagette. Les deux camions de pompiers étaient toujours là, et le petit groupe de gens devant. Il y avait une grosse femme sur un pliant en toile, les autres assis autour. Ils ne parlaient pas. Je me suis sentie gênée de les regarder alors j'ai détourné les yeux vers l'eau au-dessous de moi, la lumière en étincelles, ça me semblait impossible, à cette seconde, qu'on puisse avoir envie de mourir en se jetant de ce pont. Le jeune homme s'était à nouveau approché de moi. Accoudé au rebord, il m'a soudain montré un flot de bulles qui a éclaté entre deux eaux et crevé la surface. Là, c'est les plongeurs. Vous savez, il m'a dit, quelqu'un s'est jeté du pont avant-hier. Oui, je le savais. J'ai regardé la famille sur la plage, ça ne pouvait être qu'eux. Ils devaient attendre qu'on leur ramène le corps. Ils auraient un pot de chrysanthèmes en plus à acheter cette année, j'ai pensé. Ça m'a fait mal au cœur. Le jeune et moi, on a regardé le panache de bulles s'étirer vers la plage, on aurait dit un dragon, écailles de feu sur l'eau, c'était beau à voir. Quelques minutes après, trois hommes grenouilles ont émergé, on voyait juste leur tête. J'ai regardé ailleurs en hâte - il faut que j'y aille, j'ai dit. Mon mari doit m'attendre sur la passerelle. Le jeune m'a saluée d'un signe et d'un sourire. Il a continué à regarder, je pense. Les lauriers qui poussaient en contrebas me dissimulaient la plage et ses occupants, on entendait de loin en loin une voiture ou un camion passer sur la route au-dessus, et au détour du chemin, j'ai vu Serge, à genoux sur la passerelle qui prenait des photos en macro - c'est ce qu'il préfère, il dit qu'il découvre d'autres mondes de cette manière, et je le crois. De la plage, il est venu un petit cri bref, comme un jappement de chiot. Un cri grêle et c'est tout. J'ai dit à Serge, viens, c'est l'heure de retourner, on va être pris par le noir, sinon. Cette nuit-là, j'ai encore mal dormi, la nuit d'après aussi. Le jour, avec Serge, on marchait au soleil, on a bronzé même, on prenait des photos, je faisais de l'aquarelle, on lisait. On n'est plus retourné vers l'Hérault, on a randonné dans une autre vallée, la Buèges. Le soir on mangeait tranquille devant le feu - le péroreur et sa petite famille étaient partis sous d'autres cieux. Nous, les derniers clients, on bavardait un peu avec le propriétaire du gîte et sa femme. La nuit, je ne dormais pas. Je pensais à ma tante Clémence, au suicidé du pont, à sa famille sur la plagette. Personne n'en avait reparlé. Serge et moi on n'a pas su si le corps avait été retrouvé. Si le petit cri gauche, étranglé, c'était parce qu'on l'avait ramené ou le contraire, parce qu'on ne l'avait pas trouvé. Je voyais ce corps fiché dans l'eau verte dès que je fermais les yeux. A la fin de la semaine, la Toussaint était passée depuis cinq jours déjà, on est repartis. J'étais crevée. En approchant du site du Pont du Diable, sur le bord de la route, j'ai distingué un monticule de couleurs criardes : du rose, du jaune, du rouge. On est passés, j'ai dit : ralentis. C'était des chrysanthèmes, ils se fanaient - le feuillage, glauque, pendait lamentablement. J'ai dit : Serge, s'il-te-plaît, arrête-toi. Je suis descendue de voiture, et dans le coffre, j'ai coincé, du mieux que j'ai pu, tous les pots de chrysanthèmes.

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