Une femme dans un bateau
Hier j'ai eu l'occasion de me régaler de ce film de Lubitsch
que je n'avais pas encore vu, The shop around the corner.
Chaque
personnage est délectable, mais j'ai un faible certain pour Pepi Katona,
le coursier. Il a l'insolence spirituelle, pas comme mes élèves... Mardi matin, j'aurai oublié le motif de mon exaspération. Le jour où je ne serai plus capable de le faire, il faudra que je change de métier ! Ce qu'il y a de certain, c'est que je n'enseignerai plus à des adolescents à 60 ans : moi je change, j'avance, j'engrange, j'oublie et je vieillis alors que d'année en année mes ouailles ont le même âge, le fossé sera trop creux. Je changerai de cap avant.
Ce qu'il me faut dire aussi c'est que j'ai rencontré deux anciens élèves, l'une partie il y a près de dix ans, l'autre depuis deux ans. Ils étaient heureux de me revoir, et tous les deux avaient à la fois la nostalgie du lycée, une certaine envie d'y retourner en sachant ce qu'ils savent à présent : combien ils seraient différents, combien ils profiteraient mieux de ce passage dans leur vie et aussi la certitude qu'ils se sentaient bien dans leur âge et leurs choix. L'une est commerçante, l'autre après avoir voyagé et vécu de petits boulots, entre dans une école d'architecture. C'est en retournant en pensée à ce moment que j'efface le sujet de mon indignation.
En
partant je rencontre Malek et la conversation abandonnée l'an dernier
reprend au même endroit, à la même cadence. Il me conseille un roman de Bertrand Leclair, envisage de lire le
mien, ce dont je ne serais pas peu fière. A Malek qui a visité ce blog, je disais que je m'en servais
comme laboratoire d'écriture - je mets en pratique les conseils de ma master class avec Hubert. Lui, m'a-t-il dit, son laboratoire c'est
la conversation.
Ce matin, une grande partie de l'après midi,
j'ai relu, écrit dans mon manuscrit du Corail de Darwin. Je suis seule dans la maison au soleil. J'ai suspendu des
rideaux de fortune aux fenêtres pour ne pas être distraite par le
dehors, la cime des cyprès qui balance, les cerises qui virent au rouge.
Des passages que je ne supportais plus de lire, ils me sortaient des
yeux presque littéralement, me surprennent : il me semble qu'ils ne sont
pas de moi et du coup ils me plaisent beaucoup mieux et je peux enfin
les retravailler avec un certain enthousiasme. Je m'accorde une seule pause et déjeune sur le pouce en déambulant dans
le jardin qui me paraît plus grand que d'habitude. C'est que tout y
a tant poussé et forci qu'on se croirait sur une île perdue , abandonnée à une végétation de jungle à certains endroits. Je respire
le parfum cru de l'herbe coupée la veille, Bernard a tracé des avenues entre les
genêts sur le point de fleurir. Dans trois jours, un océan jaune lancera
ses vagues à nos hublots, car cette maison sur la colline, c'est un
bateau sans cesse en mouvement, j'y voyage bien commodément.
Ma
mère au début de ce printemps humide et parfois tiède a semé les graines
de pavot que je lui avais ramenées du Pays de Galles. Je reçois une
photo des premiers boutons éclos aujourd'hui, de rutilantes merveilles.
Photo
Maurice Allègre