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Portes et Miroirs, tome II
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7 avril 2010

Dépaysée

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L'un des chats m'a réveillée, le roux, Caramelo : je l'ai senti me regarder, et puis peser sur l'oreiller. Je me gardais d'ouvrir les yeux, il ne me touchait pas, ne miaulait pas, insistait en silence : lève-toi et donne-moi à manger. Je n'ai pas obéi  tout de suite, j'écoutais, palpais les sons de cet immeuble à la lisière du quartier gothique - le claquement grêle de la cage d'ascenseur, le grondement souterrain du métro, la vibration sourde qui monte par les racines poreuses des murs. Cet immeuble à lui seul valait le voyage à Barcelone. Cet immeuble est un dépaysement. La chambre où je ne dors plus, Caramelo y veille, est étroite,  profonde comme un puits, une vaste fenêtre donne sur le hall où circulent en tous sens des escaliers à la Escher : ces passages visibles ou dissimulés dans le secret des parois aboutissent on ne sait comment à l'endroit voulu, mais c'est affaire de confiance - une brèche dans celle-ci et la montée ou la descente mènerait ailleurs, en toute simplicité. Une tenture de velours grenat masque cette ouverture, touche le pied du lit, une marge de lumière grise, artificielle, frise au bord. La chambre forme l'angle du L dessiné par l'appartement, à l'arrière une cuisine aveugle peinte en couleurs sous-marines, j'y prépare le thé,  nourris les chats, n'y reste pas longtemps. Le couloir file sur la branche la plus longue du L où trois fenêtres ouvrent encore sur le hall, et là je ne pense plus à Escher mais à La Belle et la Bête de Cocteau. De l'autre côté, de vastes pièces terminées par une loggia à l'espagnole, en avancée sur la rue, abritent des jardins intérieurs, plantes de jungle, toiles, photographies, sculptures - Bö enseigne l'art plastique, Ole est photographe, des Allemands à Barcelone, leur regard m'intrigue.  C'est dans l'une de ces loggias, l'atelier de Bö, que j'établis mes quartiers les matins, avant de partir en exploration. Les chats ondulent de l'une à l'autre, mine de rien nous toisent, nous surveillent, tout bonnement à l'affût d'un supplément de croquettes - Bö m'a demandé de ne céder à aucun stratagème, ces chats sont trop gras.

Ici, oui, je me sens dépaysée. Pas les rues, les immeubles, les arbres et les gens ; pas ce que je lis, pas lorsqu'on s'adresse à moi ou que je surprends une conversation - l'espagnol, je l'entends assez et le catalan n'est pas si étrange. Ce qui me dépayse c'est de ne pas pouvoir parler. Dans la maîtrise de la langue je me situe juste en deçà du seuil où l'on peut s'exprimer sans entrave. On me parle, on me questionne, les images et les idées montent tout naturellement à la surface mais je suis bègue soudain, langue nouée, le débit de paroles dans la gorge m'étouffe, il ne peut s'écouler de ma bouche que par un maigre filet de mots isolés, hésitants - je crois voir mon visage, mes yeux, de l'extérieur, impuissants, effarés, humiliés : je suis une étrangère, je ne peux rien dire et pourtant je comprends. Je suis enfermée, exclue de mon pays quotidien, la langue fluide du français ou de l'anglais. Si j'entreprenais un voyage plus sérieux dans un pays hispanophone, je restaurerais les canaux abandonnés du langage, quelques jours de travail intense pour obtenir un débit suffisant pour que de lui-même il ouvre les voies en grand...

Je suis donc muette, mais pas sourde, ni aveugle. Sur la peau, les sensations sont limitées par la couche de vêtements qu'impose le printemps neuf - le ciel d'avril, houleux sur nos têtes, gris le matin, bleu l'après-midi, filtre un soleil cru et frais.

Le Castillo de Nunez Mendes, notre antre pour la semaine, n'est pas loin du premier immeuble conçu par Gaudi à Barcelone - la maison Calvet. J'y tombe par hasard, mais parmi toutes les extravagances architecturales de l'avenue, au premier coup d'œil, je reconnais le vocabulaire, le phrasé de Gaudi : la pierre ondule immobile et il faut passer du temps sur chaque terme de la façade, un idéogramme - chaque détail une histoire à lui seul. Sur la porte, un nœud compliqué de fer forgé noir comme l'enfer : c'est un heurtoir. Curieuse je le soulève, découvre avec effroi un insecte - un pou  - les coups répétés du heurtoir ont usé son dos où s'étale une vilaine plaque blanchâtre. Plus tard j'apprends que le pou symbolise le mal. Le heurtoir l'use, mais il résiste le bestiau, c'est ce que je me dis en prenant la photo. Au-dessus de moi, un visage, un cou, des épaules, une statue en porte-à-faux semble se jeter d'un des curieux balcons en corbeille, à côté un système de poulie, du fer forgé très noir, comme le heurtoir, crochète le ciel. La maison dit un conte, distille un malaise. Comme à la Pedrera, je suis fascinée par les mots de l'architecte, emberlificotée par la phrase, étouffée par la page. Plus tard, devant la Sagrada Familia, même effet. De loin, du toit de la Pedrera, je distinguais l'un de ces châteaux qu'enfant je construisais en laissant couler un mélange fluide d'eau et de sable, pointu en haut, socle massif, le tout présentant un aspect fondu de chandelle éteinte. De loin, c'est l'impression que j'en avais. De tout près, en émergeant des escaliers du métro, je suis surprise de voir des blocs nets de pierre taillée, une pierre blonde, loin de l'aspect de sable mouillé que je me figurais. C'est la façade de la Passion, sur le côté ouest - en fin d'après-midi, les arêtes vives, les statues anguleuses reçoivent le plein soleil couchant, une esthétique à la Métropolis de Fritz Lang ;  la grâce d'un arc boutant jailli d'un épais massif de sauges et de romarins me frappe. La magie sera détruite par une photo aérienne qui montre cet arc dans l'ensemble et qui évoque des pattes d'insecte monstrueux. Je contourne le bâtiment, et ce qui me plaît, c'est l'idée d'un chantier qui court sur plusieurs générations, j'aime les sacs de sable, le fatras des bois de coffrage, la terre dénudée de Barcelone, rouge - je l'avais remarquée plus tôt dans la journée aux nombreuses saignées qui parcourent la ville, un énorme chantier qui dévoile des conduites de tous calibres, un réseau complexe d'artères et de veines. Pour finir, je la retrouve ma façade de sable, au nord, la façade de la Nativité - elle dégouline moins que je ne le supposais ; vue de près, une myriade de détails donnent le vertige et la migraine, un bestiaire de lézards, d'escargots, d'anges musiciens dont les instruments en cuivre verdi sortent grêles et fragiles de cet épais liquide, un sirop minéral, décoré de pastilles acidulées, de sucettes à la Hansel et Gretel, un palais de Dame Tartine plutôt qu'un temple de la foi, ce qui ne me déplaît pas... La cathédrale me laisse dans une totale confusion :  un nœud du temps, noué et dénoué à la fois, fluide et figé, éternel éphémère. Pas de sérénité possible. Je descends dans la crypte, l'œuvre de l'architecte initial, un style gothique classique ; là je suis frappée par le jeu de lumière introduit par Gaudi qui a fait excaver tout le tour de la crypte afin de la ventiler naturellement et d'y faire descendre le jour. De retour à l'air libre, ce qui s'accorde le mieux à ma nature, c'est le bâtiment de brique rouge, côté ouest, qui semble avoir poussé de lui-même du sol de la ville, son ondulation calme remet un peu d'ordre dans mes sensations embrouillées.

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