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Portes et Miroirs, tome II
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29 octobre 2009

Le fleuve au soleil

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Petit déjeuner à la table en marbre du café en bas de l'appartement. Au kiosque j'ai acheté le journal, Bernard me rejoint, Alaïs préfère rester seule à l'appartement et s'imaginer la vie qu'elle pourrait avoir l'année prochaine.

Quand la librairie d'à côté ouvre - elle s'appelle La vingt-cinquième heure - je vais regarder les livres qui me font envie. Je choisis un mince recueil de nouvelles de Shûsaku Endô, Le dernier souper ; un  Petit éloge de la rupture de Brina Svit : je ne sais rien de l'auteur mais elle conjugue le fait que jamais elle n'a pu faire autrement que rester amie avec ses anciens amants et que longtemps elle  a été incapable de passer de sa langue maternelle à la langue du pays où elle avait choisi de vivre ; lorsqu'elle y parvient, une rupture se produit - je suis curieuse. La façon dont les langues que nous utilisons modèlent nos paysages intérieur et extérieur me fascine. On ne vit pas dans le même univers selon les langues dont nous sommes imprégnés mais aussi selon le niveau auquel on choisit de les écrire, les lire ou les parler : vocabulaire et syntaxe en étroite symbiose pour refléter les plus infimes parcelles de nos vies. Cependant qui de la poule ou de l'œuf était là en premier ?  Est-ce la langue que j'utilise qui me fait voir le monde par sa lorgnette, ou bien est-ce l'environnement qui façonne ma langue ? La réponse réside sans doute dans le va et vient entre ces deux propositions. En apprenant à utiliser le système de la conjugaison en anglais, j'ai absorbé une évidence : le temps  n'est pas le même selon qu'on parle le français, l'anglais, l'islandais ; il existe des idiomes d'Amérique du Nord qui sont dans l'impossibilité de rendre compte du temps à la façon d'une flèche décochée vers un avenir en pointillé qui prend corps en détruisant ce qui précède. Je trouve rassurante la possibilité d'apprendre une langue qui me ferait pénétrer un univers où la chronologie n'enferme pas les humains dans une gangue.

Je poursuis ma quête de livres minces ( pas de liseuse électronique pour moi), un recueil de poèmes intitulé Les villages illusoires d'Emile Verhaeren me fait penser à Sénomagus, mon village à l'existence capricieuse, je le choisis aussi. Je voulais lire Fictions de Borgès, le libraire ne l'a pas, alors je prends Le rapport de Brodie. Je viens de reconstituer un microcosme de bibliothèque portative, où que je me pose dans la ville j'ai ce dont j'ai besoin : de quoi lire, de quoi écrire. L'esprit ainsi libéré, je peux observer ou plonger à mon gré dans le flot bouillonnant de la cité.
Alaïs finit par nous rejoindre, elle a son carnet de croquis, ses crayons, le ciel bleu comme un alcool nous incite à flâner au bord de la Seine. Les bouquinistes vendent leurs éternelles gravures, certaines sont immondes mais font partie du folklore, c'est ce que je décide, rien ne peut me contrarier lorsque mon sac recèle la promesse d'heures de lecture. Du regard, je cherche un square, un banc, une marche, un bout de quai au bord de l'eau où m'installer. Un bouquiniste un instant détruit l'humeur que je me suis construite avec soin : je prenais en photo une pile de titres dont je trouvais la conjonction amusante avant de la chambouler pour acheter Maria Chapdelaine, La porte étroite et Chansons de Bilitis, mais il est furieux de mon sans-gêne et hurle à mes oreilles. Je bats en retraite, n'achète rien et fulmine contre les élucubrations avinées du malotru, Bernard et Alaïs se tordent les côtes de voir ma mine déconfite et m'assurent que j'ai eu tort de vouloir prendre des photos comme une touriste japonaise.

Ils décident d'entrer dans la cathédrale Notre-Dame, moi je les attends en lisant au square. Je restaure mon équilibre, j'étais en colère.

La flânerie continue, nous allons vers l'Île Saint-Louis ; sur le pont, une étrange file de tabourets où des gens se font masser nous attire. Massages gratis in Paris, proclame une affiche : nous discutons avec l'un des masseurs, il s'agit d'un groupe de bénévoles dont l'association siège à la Contrescarpe. Alaïs s'installe sans façon au soleil pour un massage, la Seine coule sous nos pieds, un trio joue du jazz un peu plus loin. Bernard cède à son tour. Accoudée à la rambarde je contemple le flot brun où un pêcheur a plongé sa ligne, l'image est idyllique, le fleuve cache son jeu. La nuit, on se jette de ces ponts pour s'enfoncer dans le silence, échapper au tohu-bohu. Un zodiac de la police fluviale ronronne au loin et se rapproche, des plongeurs en tenue reviennent d'une exploration ou  s'y apprêtent. Je pense aux plongeurs-archéologues qui fouillent la vase du Rhône, les millénaires de sédiments, tout ce que les grands fleuves cannibales ont avalé et digéré, livré aux yeux plats des silures qui, dit-on, viennent parfois pousser de leur museau gris l'épaule des hommes au travail sous l'eau. Ces grandes bêtes molles s'ennuient. Plus tard dans la semaine, alors que l'air aura la consistance de l'eau et que des nuances de gris seules feront la différence, je m'approcherai des péniches le long des quais. Je ne pourrais pas vivre sur un fleuve, j'ai besoin de la transparence, je fuis le froid, le fangeux et le mouvant, mais j'ai aussi besoin de la profondeur et du trouble, alors oui, je vais voir de plus près et je souris de voir que les propriétaires d'une péniche baptisée Nina ont planté des pots de clématites et de chèvrefeuille dont les sarments ligneux ont noué le bateau au quai  et encadrent la porte étroite qui livre la passerelle aux visiteurs ou aux habitants.

Je décide de m'asseoir sur l'un des petits tabourets de toile et pour la deuxième fois cette semaine, je ferme les yeux en public, me livre au massage. La brise est légère, les mains étrangères tracent mes contours : ainsi définis, je passe outre, je m'endors presque, les muscles se dénouent.

Tous les trois, nous restons un long moment sur le pont à bavarder, crayonner, rêvasser, lire et puis nous explorons l'ïle. Je ne saurais dire comment, nous nous retrouvons devant les bâtiments de l'Institut du Monde Arabe. Au fond, était-ce le même jour ? Nous contemplons la brume lumineuse du couchant sur le moucharabieh métallique de la façade puis visitons une exposition sur l'art contemporain en Palestine dont seuls deux éléments me touchent (le reste est aseptisé, mondialisé, l'art contemporain que l'on nous donne à voir me fait souvent penser aux hamburgers de McDonald's, partout les mêmes vidéos, les mêmes échafaudages éphémères - des installations qui me laissent de marbre, ce n'est pas politiquement correct de le dire) une femme raconte en souriant qu'elle aime courir mais  ne peut pas sortir : alors elle court autour de sa terrasse et avec son mari, elle compte les tours ; de temps en temps, elle demande  : Est-ce que je suis arrivée au croisement de ... Non, tu en es loin, encore une soixantaine de tours. Et aussi les images d'un verger de citronniers, de bigaradiers et d'orangers peu à peu dévasté et transformé en désert par les bulldozers israéliens pour assurer la sécurité et lutter contre le terrorisme. Un des innombrables exemple de novlangue dont la traduction évoque seulement le malheur. Je pense à ce film qui m'avait émue et dont je garde l'empreinte en moi, Les citronniers, de Eran Riklis.

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