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Portes et Miroirs, tome II
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10 octobre 2009

Accents toniques de l'autre côté du miroir

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Je me réveille dans le noir, pas une lueur - je sors d'un rêve où je ne parvenais pas à respirer pour entrer aussitôt dans un autre. Quand je suis fatiguée, mes nuits sont souvent hachées de tels rêves : je suis sous l'eau, la banquise se referme au-dessus de moi ; je rampe dans une galerie qui s'effondre ; je construis un château de sable sur la plage, par magie je peux le visiter, je suis ensevelie sous les décombres... Invariablement je me dresse sur le lit le cœur pétrifié, à bout de souffle ! Alors je lis pour me calmer. Cette nuit, je pioche des passages dans Histoire d'une montagne d'Elisée Reclus. Le nom est magnifique ; le portrait de l'homme qui le porte, en couverture du volume, ne l'est pas moins. Ses traits me sont familiers, et tout à coup je sais à qui il me fait penser. Je me mets à rire. Il ressemble à ma mère : front haut, grands yeux clairs, sourcils droits qui défient le tracé de l'os en dessous, nez ferme et droit aussi, narines bien dessinées, prêtes à frémir ; même air de contemplation austère. La ressemblance s'arrête là : sur cette photo, il a la mine bienveillante, ma mère n'est pas une femme à barbe. Je lis plusieurs fois le chapitre qui concerne le glacier. Comme dans toutes les descriptions minutieuses de paysages, je traque les métaphores. Je crois qu'il s'agit d'une attitude très britannique, et j'ignore d'où elle peut me venir : je n'ai pas été élevée dans la tradition de la lecture du Pilgrim Progress de Bunyan, où le moindre ravin, le moindre lac sont des symboles à décrypter.

Toujours au sujet d'Elisée Reclus : écrivain géographe ; si j'ajoute cartographe, voilà ce que j'aimerais être. J'ai toujours été fascinée par cette combinaison, cette manière d'envisager le monde et d'en rendre compte. Pourtant, ce ne sont pas les récits de voyage que j'aime lire, non. C'est une attitude de méditation studieuse, le souci de l'infiniment petit et de l'infiniment grand, le pont entre les deux, les constants aller-retour que l'on doit y faire - c'est cela qui me contente et m'émerveille. Je suis un peu idiote, c'est vrai, il faudrait que j'ai mon âge, et si je sais celui de mon corps, j'ignore celui de mes idées, de mes sensations, de mes impressions - entre vieille femme qui ne s'étonne de rien et gamine qui bat des mains au moindre tour.

Ce matin, je me lève tôt malgré tout et entreprends la révision du septième chapitre de Margaret Ogilvy. A présent, j'ai besoin de prendre l'air, je me prépare à une longue balade autour du lac, musique dans les oreilles et carnet dans la poche : plus je suis fatiguée plus j'éprouve un intense besoin de solitude ; pour moi, c'est comme se glisser dans l'eau d'un torrent. Seule, je ne m'ennuie jamais. Ou pour être exacte, au fil des années, j'ai appris à tourner les moments inévitables de soliture et d'ennui en moments féconds dont je tire un intense plaisir. Une façon de s'adapter en milieu hostile ?

Hier, par "hasards et sagacité", selon l'expression d'Horace Walpole, je suis tombée sur une émission autour de la sérendipité ; le mot n'est admis dans aucun dictionnaire en français, bien qu'il le soit dans presque toutes les autres langues européennes : serait-ce parce que les francophones, jusqu'à nos jours n'avaient jamais fait cette expérience unique de découvrir des réponses à des questions qu'ils ne se posaient pas ? J'en doute. Pour bénéficier de cette expérience exquise il faut avoir un esprit curieux, ouvert et prêt à tirer parti du hasard pour le transformer à son avantage. C'est ce que les sœurs Tatin ont fait en tombant sur la recette de leur célèbre tarte... Je trouve vraiment étrange que nous n'ayons pas de terme spécifique. Pourtant Voltaire se sert dans Zadig du conte des Princes de Serendip, dont est issue la forme anglaise du mot serendipity, pour illustrer ce concept... Descartes l'aurait-il emporté sur Voltaire ? Hubert Nyssen, quand je lui parle avec enthousiasme de cette émission de radio, me demande par trois fois de répéter le mot, le trouve fort laid et fait la moue. Et c'est vrai, autant le terme serendipity, avec l'accent tonique sur l'antépénultième syllabe, fréquent en anglais, le fait scintiller à l'oreille, autant la forme sérendipité avec son accent sur la dernière syllabe lui ôte toute fantaisie : il s'enfourne dans le conduit auditif comme un gros tampon d'ouate et s'arrête là. Aucune chance d'atteindre une région fertile du cerveau où il pourra faire éclore les images et les sensations que j'associe, avec l'enthousiasme naïf qui est dans ma nature, à serendipity...
Avec le même enthousiasme naïf, je me réjouis de l'attribution du Nobel de la paix à Barack Obama : un symbole, évidemment. Les commentaires pincés que j'entends à la radio ou lis sur les éditions en ligne de quelques journaux français m'agacent. Je ne suis pas frappée d'Obamania et je ne sais pas qui d'autre était sur la fameuse liste, mais tout simplement, je suis contente de cette nouvelle. Encore un exemple de serendipity, j'espère qu'il saura utiliser  au mieux ce prix qu'il ne recherchait pas, qu'il obtient tout de même.


Je reviens d'une étrange promenade. J'ai emprunté un chemin familier, mais que j'évite depuis le début de l'ouverture de la chasse car il faut traverser une vallée en miniature, sous des taillis denses  ponctués des troncs bringés de peupliers blancs : la visibilité est faible, on pourrait aisément être pris pour un lièvre ou un sanglier.  On y suit un sentier  à l'ordinaire bien marqué dans le lit d'un ruisseau occasionnel. Mais aujourd'hui, je ne reconnais plus le paysage, pendant quelques secondes je doute : est-ce que je suis encore dans l'un des rêves agités qui ont ponctué ma nuit  - dans ce cas ma journée n'a pas commencé et je n'ai pas tapé ceci ni ce qui précède ? Ou bien suis-je frappée d'un Alzheimer précoce et je suis perdue ? La vallée naine est dévastée, on dirait que cent ans ont passé. Le sentier que je suivais s'arrête net devant un tronc effondré, un rideau de lianes desséchées mêlées de ronces aiguës est descendu d'un coup. Je le sais, ces beaux peupliers blancs dont les feuilles sensibles signalent l'approche d'un grain par un bruit de crécelles lointaines, ont mauvaise réputation : ils poussent trop vite et s'effondrent facilement ; ils entraînent avec eux le bois mort des années précédentes, déracinent les buissons voisins. L'orage qui s'est déchaîné moins d'une heure il y a deux nuits a creusé le lit du ruisseau et formé un ravin ; des champignons géants ont poussé sur les amas de bois et de feuilles pourrissantes ; je crois avoir bu une étrange potion - taille amenuisée, je suis Alice au pays des merveilles, j'ai traversé le miroir. Je me dis tant pis, prenons un autre chemin et m'apprête à tourner les talons quand prise d'une résolution soudaine, je décide de ne pas me laisser faire : j'enlève mon sac à dos, m'en sers comme d'un bouclier, manie un gourdin comme une machette, cherche des yeux la ligne sombre du talus qui forme l'autre versant de la vallée - il existe, je le sais - et me lance. Je m'attends à être lacérée par les épines et à patauger dans des flaques de boue, mais je finis par me faufiler par ici, écarter les ronces par-là, poser un pied ferme sur celles qui voudraient vraiment me barrer le chemin, et voilà, je suis de l'autre côté. Je m'examine, j'ai une minuscule écorchure au bras, si petite qu'elle mérite à peine d'être nommée mais je porte à mes basques mille graines qui ont profité de l'aubaine pour s'échapper de ce ravin perdu où elles auraient peut-être germé, mais sûrement pas grandi. Je poursuis le reste de la balade sans encombre et médite sur le sens de cette petite aventure. Elle m'inspire une lettre que j'aimerais écrire. Au retour, j'en esquisse le brouillon ; récolter mille blessures et ne ramener qu'une graine si malingre qu'elle en mériterait à peine le nom ou le contraire ? Se méfier des rêves éveillés et des signes qui n'en sont pas... Où je repense au conte des trois princes de Serendip.


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