Margaritas...
Le matin, je pars toujours largement
à l'avance, je déteste arriver juste à l'heure pour commencer les
cours. J'ai besoin de temps pour passer de la voiture aux salles de
classe. C'est que dans la voiture, j'écoute et c'est une activité à
laquelle j'ai du mal à renoncer ; il me faut du temps pour ranger les réflexions ou les rêveries suscitées par les voix
qui m'ont traversée pour rumination ultérieure. Ces
40 km qui me séparent du lycée chaque jour modifient quelque chose en
moi, parfois le changement est presque imperceptible, d'autres fois il
est plus radical, mais toujours j'ai besoin d'ajuster mon masque, d'endosser mon
rôle social et professionnel. Au retour, j'ai besoin du même temps pour
l'ôter. Comme tout le monde, sans doute. (Certains parmi nous ont un masque si précisément ajusté que je me pose la question : comment fait-il, comment fait-elle ?)
Ce matin, même l'embouteillage ne parvient pas à
m'angoisser, je passe de France Inter à France Culture ; pendant les
pauses publicitaires j'écoute le disque de Marcio Faraco resté dans le
lecteur. Ce matin, Nicolas Demorand et son invité Justin Vaïsse, un
historien directeur de recherche à la Brookings Institution de
Washington ont prononcé le mot ferveur six fois en moins de
quarante secondes au sujet de l'investiture de Barack Obama. Ce mot a
longtemps fait partie de mes préférés, maintenant moins ; je vieillis
ou je mûris, c'est à voir.
Sur France Culture, à 7h 25, Caroline Eliacheff se demande si nous sommes capables de reconnaître la beauté, (l'intraitable beauté du monde dit-elle)
n'importe où, sous n'importe quelle forme. Elle raconte l'histoire d'un violoniste dans le
métro, et en cherchant un peu à l'aide de St Google, je
trouve qu'il s'agit d'une expérience initiée par un journaliste du
Washigton Post : le 13 janvier 2007, il place un jeune violoniste
affublé d'une casquette de baseball dans une station de métro, l'Enfant
Plaza à Washington DC, le matin à l'heure à l'heure de pointe. Pendant quarante minutes le
violonneux taquine Bach, Schubert, Massenet : presque personne ne
s'arrête, il récolte tout de même un peu plus de trente dollars. Très
peu de personnes, sur les 1100 qui sont passées, ont reconnu Joshua
Bell, un des meilleurs violonistes du monde qui donnait ce concert
impromptu sur un Stradivarius de quatre millions de dollars. J'aimerais
croire que je me serais arrêtée pour écouter ; je suis sûre que je
n'aurais pas identifié Joshua Bell, je ne le connais ni d'Eve ni
d'Adam, mais j'espère que j'aurais été séduite par la musique et que
j'aurais accepté d'arriver en retard à mon travail pour ce petit
morceau de beauté. Oui, c'est peut-être difficile de reconnaître et de céder à la
beauté, au plaisir et au
bonheur, les rares moments où l'on s'y autorise sont de fragiles
instants de grâce, de petits miracles d'autant plus précieux.
En tout cas, l'article que Gene Weingarten a tiré de cette expérience, Pearls Before Breakfast, lui a valu le prix Pulitzer (si vous cliquez ici, vous pourrez le lire, et voir plusieurs extraits de la vidéo qui montre Joshua Bell et les passants).
J'écoute d'une oreille la radio,
c'est le soir, j'entends que pendant six minutes, entre midi et midi six, heure de Washington, les Etats-Unis n'ont
pas eu de président. Quel scénario pourrait-on imaginer pour ces
minutes ?